Lettres Georgette #1 Cachez ces soignants que l’on ne saurait voir.


Analyse, Nos actions / mardi, juin 16th, 2020

16 juin 2020 – Parce qu’il ne faut plus s’appeler George pour être prise au sérieux, le collectif Georgette Sand souhaite que l’on inverse ensemble les valeurs du monde qui vient. 

Nos Lettres Georgette feront parler celles qui travaillent dans des secteurs peu valorisés, où les effectifs sont souvent majoritairement féminins et racisés, pour lesquels on accepte la précarité comme une fatalité. 

Nous parlerons donc d’un monde où enseigner serait davantage valorisé que spéculer sur les matières premières, où soigner serait plus respecté qu’imposer des agios derrière un bureau, où cultiver la terre serait mieux payé que pérorer derrière un micro.

Photo : musée de la santé des armées.

 LES INFIRMIÈRES

Cachez ces soignants que l’on ne saurait voir.

Les femmes ont toujours participé au soin médical. Les guérisseuses accouchent leurs semblables et maîtrisent le savoir des plantes depuis l’Antiquité. Parfois rejetées pour cette connaissance, elles sont pourchassées en Europe et condamnées, voire brûlées. Mais nombreux sont les ordres religieux où les abbesses perpétuent ce savoir, telle Hildegarde de Bingen au XIIe siècle. Les hospices tenus par les religieuses soignent gratuitement les plus pauvres. Ce travail de soin vient d’une «vocation divine », il est mû par la charité, et non l’appât du gain. 

 « Il y a cette idée qu’on ferait ce métier par vocation, par passion, engagement.
Et l’engagement pour le service public, ça n’a pas de prix.
Pourquoi voudrait-on alors être payé pour ça ?
 »  
Murielle Salle, historienne et maîtresse de conférence

Les infirmières exercent un métier indispensable mais peu valorisé. Avant même le coronavirus, elles faisaient part de leur épuisement. Alors le manque de moyens du secteur, savamment détruit ces dernières années pour des raisons de rentabilité, n’a pas vraiment été une découverte alors que chacun.e se précipitait dans son terrier. Après deux mois d’applaudissements pour ces soignants (à 86,6 % des soignantes) que reste-t-il et que faut-il pour ces nombreuses travailleuses ? 
 Pour le raconter, nous avons donné la parole à deux d’entre elles: 
Patricia Marti
, infirmière libérale dans le Sud-Est de la France, travaille en zone rurale. 
Auriane Verdi, infirmière urgentiste, travaille depuis deux ans dans la fonction publique hospitalière à Paris. 

Pour Patricia Marti, bien avant le covid, ce n’est déjà pas simple.  Des horaires harassants qui pénalisent la vie personnelle, un quotidien difficile fait de patients pas toujours amènes, pour lesquels on ne compte pas ses heures : combien de fois faut-il se transformer en shampouineuse, changer une ampoule, faire à manger ? Certains font le minimum mais soigner c’est aussi un souhait de voir les gens aller mieux. Alors elle en fait souvent un peu trop pour préserver le lien social et s’épuise.  

Elle évoque des journées sur les routes, des appels incessants et tardifs, une communication vacillante entre soignant.es. à l’échelle locale, des syndicats peu représentatifs, et bien sûr l’Etat « qui se moque de nous » : la baisse des forfaits journaliers de soins chroniques passant de 34€ à 28€ alors qu’elles invoquent leurs difficultés financières. « Infirmières je vous ai comprises  », tu parles.

Auriane Verdi gagne 1800 euros net en enchaînant heures supplémentaires et nuits de garde : « Tout le monde fait des heures sups, il y a celles qu’on t’impose et celles où tu te proposes ». Travailler dans les urgences, c’est ne pas compter ses heures, pousser ses ressources physiques et mentales pour assurer son service. Ce qui n’est pas sans conséquences pour la santé des soignants : une infirmière a une espérance de vie de 78,8 ans contre 85 ans pour les femmes en moyenne. Sans compter que bien sûr, le système se réduit à peau de chagrin : « la fonction publique hospitalière ne remplace ni les départs en retraite ni les congés maternité, des services entiers ferment faute de personnel


Le lieutenant Jane « Snapshot » McCall (Lana Turner), infirmière de guerre dans The homecoming, 1947.

« On nous divise pour mieux régner »

Dans cette crise qui n’a toujours pas de fin pour elles, le gouvernement est fortement critiqué par deux infirmières, qui sont facilement mises dos à dos : stabilité et entourage médical immédiat dans l’hospitalier versus « machines à cash » dans le libéral, on pousse souvent les infirmières à la division. Et cela se ressent dans les revendications qui n’aboutissent pas. 

Pour Patricia Marti , l’Etat les ignore : en réalité, il n’y a aucun dialogue ni moyens supplémentaires à disposition. Les médecins avaient pour mot d’ordre de ne pas tester leurs patients, même sur ordonnance. Il faut bricoler. Elle crée donc ses propres protocoles, modifie ses tournées pour finir avec les patients potentiellement infectés, passe sa vie masquée et gantée, se désinfecte à tout bout de champ pour protéger et se protéger elle-même.

Que fait l’Etat ? Il prouve sa reconnaissance en offrant des médailles. Mais pour Patricia Marti , « Les hourras c’est joli, mais ce serait mieux de nous respecter ». Le respect, c’est un soutien psychologique et financier. « Pas besoin de hourras, on fait notre travail, mais ca ne veut pas dire qu’il faut qu’on accepte la dégradation de nos salaires ni de nos conditions de travail ».

Cela passe aussi par le fait d’insister dans la communication nationale sur le fait que si les hommes sont les plus touchés, ce sont eux qui devraient le plus être masqués. Or, ne dites pas que vous ne l’avez pas remarqué vous aussi : les hommes mettent moins les masques que les femmes, pour des tas de raisons dont aucune ne sont valables. 

Manifestation des soignants, post covid, du 16 juin 2020 Paris

C ’est donc également une absence de responsabilité individuelle que l’infirmière regrette : beaucoup ne se sentent plus visés et se promènent sans masque ni précautions. Ceux-là la contraignent à l’isolement. Le risque reste présent, alors elle sort à peine, ne dîne pas dehors, évite les terrasses car elle a « besoin de cette sécurité pour protéger ses patients ». Cet isolement qui ressemble fort à une mise au ban, personne ne l’applaudit. Citant Camus et surtout Céline, elle sent l’agressivité de toutes parts : les décideurs qui méprisent son métier sous prétexte qu’il est sous payé ;  les plus indigents qui sont scandalisés qu’elle se fasse payer. Car la couverture santé amène de mauvaises habitudes chez certains, qui pensent que tout leur est dû.

La gratuité et le don de soi semblent nécessaires en temps de crise, de même que la générosité, mais c’est tout de même plus facile quand on est rentière et que cela ne marche pas que dans un sens. 

« La médecine, c’est ingrat.
Quand on se fait honorer par les riches, on a l’air d’un larbin ;
par les pauvres, on a tout du voleur.
»
Céline, Voyage au bout de la nuit.

L’invisibilisation du travail des soignantesCes difficultés montrent bien une contradiction entre le monétaire et le solidaire. Une fracture savamment entretenue et qui malheureusement précarise toute l’économie liée au soin, à l’éducation, à la protection. À l’inverse, tout ce qui nous baise, on paie, et on paie très cher. 

La vocation de soignante impliquerait, puisqu’il s’agit d’un noble métier,  qu’on ne peut en vivre. Qu’il faut forcément s’user jusqu’à la moelle, le tout sans reconnaissance. Qu’il est normal d’être réquisitionnée physiquement, malgré la peur et la fatigue, tandis que les dividendes pleuvent pour des hommes en cravate bien confinés dans leurs maisons de vacances, et dont on ne réquisitionne pas les salaires. 

Les faibles revenus sont justifiés, pour certains, par une supposée faible expertise, en fait de soins médicaux il s’agit de s’occuper des patients, et ça, c’est comme l’empathie et l’art floral, un truc de meuf, qui leur vient naturellement. 

Sans oublier ce dont nous parlions plus haut, ce rappel inconscient qu’historiquement le métier d’infirmière est tenu par des religieuses, ou jeunes filles de bonne famille volontaires de guerre. BÉNÉVOLES. Ha la fameuse charge bénévole des femmes…

Au niveau de l’Etat : 

Pas de fatalité, ni de « c’est pareil partout »:  au sein de l’OCDE , en terme de salaire infirmier, la France est 28e sur 30 avec un salaire moyen de 2 070€ net par mois, contre 2 600€ en moyenne. 

La pénibilité du travail des infirmières doit être reconnue et de ce fait, améliorer le système de retraites.

Le coronavirus doit être reconnue comme une maladie professionnelle.
Si on parle de guerre, on parle de pensions non ? Et puis d’obtenir un statut de pupille de la Nation pour les enfants de soignants décédés. 

À l’échelle locale vous êtes aussi concernés : amis, patients, voisins :  restez bienveillants  avec celles qui soignent sans relâche, tandis que pour vous la vague est déjà passée. Pour rappel, menacer, insulter, c’est illégal. Et mettre au ban le personnel soignant au lieu de montrer de la gratitude, c’est moche.

À l’échelle des villages, les infirmières en cabinet, ou seules, devraient pouvoir se réunir régulièrement pour discuter de leurs problèmes, et de leurs patients. 
 

À l’échelle individuelle, comme le dit Christine, « C’est un engagement personnel de ne pas vouloir être nuisible à autrui » : mettre un masque, cela peut a minima diminuer la charge mentale des soignants. « Être patient et compréhensif en venant aux urgences », comme le suggère Auriane, peut également diminuer le stress de leurs journées. Que vous soyez un homme ou une femme, vous pouvez vous permettre cet héroïsme.

Et là de suite, qu’est-ce que je peux faire ? Et bien par exemple, prendre son téléphone, et appeler une amie infirmière, ou une connaissance, pour lui demander comment elle va, et lui dire que tout ce qu’elle fait c’est formidable. Lui proposer un café, un dîner, lui faire un gâteau, lui envoyer de la musique sympa.   

Ce 16 juin, les Georgette Sand étaient présentes devant le Ministère de la Santé pour soutenir les professionnels de santé.

Photo Antoine Guibert. 
Et pour citer Mathilde Larrère sur Twitter : « Aux soignant-es, la Patrie reconnaissante ». 
Photo Lisa Saunier, juin 2020.
Photo Lisa Saunier, juin 2020.
GEORGETTE SAND BAT LA CAMPAGNE 
Les MonumentalEs, du projet d’urbanisme inclusif à un panthéon virtuel en période de confinement, ce nouveau projet Invisibilisation de Georgette Sand réalisé avec la Mairie de Paris :  génèse du projet ici.
Dépistage de l’autisme : Pourquoi les filles sont- elles moins diagnostiquées? Ici, notre analyse du sujet par Aurore Merchez.
Précarité menstruelle Ici, notre communiqué de presse, et  un questionnaire sur les prix des produits menstruels.
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