Après #MeToo, la sororité comme moteur du féminisme


Presse Georgette / lundi, octobre 21st, 2019

Pour le collectif Georgette Sand, il est temps de questionner les mécanismes de domination, qu’ils soient professionnels ou familiaux. Une révolution qui passe par une exigence de conduite des femmes les unes vis-à-vis des autres.

Tribune. Jeudi, Cécile Duflot témoignait contre Denis Baupin devant la 17e chambre du tribunal de grande instance de Paris : «Je n’ai aucun doute sur le fait que les femmes qui ont parlé ont dit la vérité, nous dit-elle, maintenant que c’est dit, les filles après nous, non seulement elles auront des responsabilités [politiques] mais, en plus, elles sauront qu’elles ne sont pas obligées de subir ça.» Dans un texte publié l’avant-veille, elle affirmait que témoigner dans ce procès, qui met en accusation des femmes qui ont pris la parole pour dénoncer des agressions sexuelles, relevait de son «devoir de femme». Serions-nous entrés dans l’ère post#MeToo, celle de la solidarité féminine et de la fin de l’impunité des agresseurs? Georgette Sand est sceptique mais aimerait y croire. Marqué par le mouvement #MeToo dont nous avons fêté le premier anniversaire il y a quelques semaines, nous en appelons à un féminisme renouvelé par la sororité pour faire advenir l’égalité réelle.

Être sœurs pour être plus fortes

#MeToo, #MoiAussi. Le hashtag, comme un mot d’ordre, a fleuri sur les réseaux. Parti du monde glamour du cinéma dont il montrait l’envers peu reluisant, il s’est propagé tel une traînée de poudre. Des témoignages à la pelle, en si grand nombre que le monde n’a pu continuer à les ignorer. Il se passait quelque chose.

Chez Georgette, ces témoignages nous ont pris à la gorge. Parce que nous aussi, et toutes les femmes avec nous, étions concernées par ce #MoiAussi. Par les petites injustices, celles qui peuvent paraître anodines, par les injustices énormes, celles qui laissent le corps et l’esprit en friche, dévastés, à reconstruire. De la gêne, au détour d’une remarque sexiste, au viol, en passant par la moiteur, sur nos corps, d’une main non désirée, nous avons toutes vécu la violence de la domination masculine. Et comme toutes ces femmes, nous avons voulu, nous aussi, témoigner. Nous avons voulu rejoindre la masse de celles qui criaient leur colère, qui espéraient changer les choses. Bérengère Kolly (1) écrit à ce sujet des mots que nous avons trouvés particulièrement justes : «Le mouvement MeToo c’est vraiment cette idée que moi aussi, ça m’est arrivé. Il y a un jeu de miroirs : ce que je vois dans l’autre femme, comme sœur, je la vois chez moi. C’est une sorte d’union dans la désunion, un mouvement qui traverse les classes sociales, les différentes appartenances… La sororité énonce le fait qu’il y a une oppression qui s’appelle la domination masculine et qui touche toutes les femmes.»

La sororité. La solidarité au féminin. Etre sœurs, être ensemble pour être plus fortes. L’idée n’est pas nouvelle, le mot non plus. Déjà dans les années 70, résonnait le slogan féministe «sisterhood is powerful» («la sororité donne du pouvoir»). En 2017-2018 justement, la sororité semble partout. Là encore, le monde du cinéma donne le ton. Les actrices du Festival de Cannes posent ensemble, unies semble-t-il, devant les photographes. La comédienne Jeanne Balibar, lors de la 43e cérémonie des césars, rend hommage à ses sœurs en disant : «En quelle haute estime, malgré nos différences et malgré nos concurrences, nous nous tenons toutes.» Même Ivanka Trump, sur son site internet, se fend de conseils pour célébrer «sa bande», les femmes de son entourage.

Substituer la sororité à la rivalité

La sororité. Rejoindre #MeToo, ce mouvement de femmes qui, se disant sœurs dans l’oppression, font de leurs témoignages l’outil d’un combat pour l’émancipation. Chouette programme, non ? Pourtant, en 2017, après avoir réussi – ou non – à trouver les mots, au moment de publier notre #MeToo, notre petite contribution à ce mouvement dont nous commencions tout juste à saisir l’ampleur, nous avons hésité. Se dire victime, dévoiler au grand jour des expériences pénibles qu’on préférait oublier ? Pas si facile. Promouvoir une sororité née de l’expérience de la violence ? Pas si simple.

Il faut dire que les injonctions à se taire sont nombreuses et qu’en France particulièrement, ne serait-ce que dénoncer les mains baladeuses des vieux (ou moins vieux) libidineux suscite souvent l’ironie voire des propos outrés. Attenter à la traditionnelle séduction à la française? Vous n’y pensez pas ma bonne dame. À ce rythme, les hommes n’oseront bientôt plus adresser la parole aux femmes. Ah là là, dans quel triste monde vivra-t-on alors. Cessez donc de vous victimiser, les filles, parlez de l’Arabie Saoudite, dénoncez l’excision. Bref, passez votre chemin, tout cela n’est pas si grave.

Quant aux modèles de solidarité au féminin, ils sont bien rares et n’atteignent jamais les dimensions mythiques des grands compagnonnages masculins à la Batman/Robin ou Tintin/Capitaine Haddock. Les interactions féminines, dans la fiction, sont majoritairement placées sous le signe de la jalousie et de la rivalité. Cendrillon est malmenée par ses méchantes belles-sœurs, Anne Hathaway par la tyrannique Meryl Streep dans le Diable s’habille en Prada. Si tout le monde parle de «solidarité féminine», c’est avant tout pour la dénigrer. Et quand Ségolène Royal parle de sororité en 2007, on la moque. Quel barbarisme ridicule est-elle encore allée dénicher?

Pour Bérengère Kolly (encore elle) : «Le lien entre femmes, qu’il soit amical, politique ou amoureux, a toujours été invisibilisé. […] De la même façon qu’on a besoin d’avoir une histoire des femmes scientifiques ou poétesses, il faudrait valoriser l’histoire de l’amitié entre femmes.» Et pour la journaliste et essayiste Mona Chollet : «Il y a quelque chose d’euphorisant, de galvanisant à faire ainsi tomber les murs entre des expériences isolées. […] Je m’aperçois que l’espoir de changer les choses m’amène à m’intéresser activement au sujet, alors qu’auparavant je ne demandais qu’à oublier les expériences pénibles.» Dans un récent entretien accordé à la revue Ballast, elle ajoute : «Ce qui m’a toujours agacée à propos de la soi-disant victimisation, c’est le discours qui veut nous faire croire que se dire victime de quelque chose va nous rendre faibles et va faire de nous des créatures gémissantes. J’ai toujours eu l’impression que c’était l’inverse. C’est en prenant conscience qu’on est victime, qu’on peut se libérer. Dire qu’il ne faut pas se victimiser, c’est dire en réalité qu’il ne faut pas se battre.»

Valoriser l’histoire de l’amitié, de la solidarité entre femmes, défendre des modèles à la Reine des neiges, où la lutte des femmes pour l’attention masculine n’est pas au cœur des choses, nous paraît un bon moyen de prolonger l’expérience #MeToo, ce moment galvanisant où les murs sont tombés entre nos expériences isolées, où nous avons trouvé la force – il en fallait – de nous dire victimes pour pouvoir combattre ensemble.

Manifeste pour une sororité de combat

Mais la sororité telle que nous l’appelons de nos vœux va encore plus loin. Elle entend jeter les bases d’une révolution, d’une quatrième vague du féminisme. A bien des égards, le mouvement #MeToo a des dimensions révolutionnaires. Comme tout phénomène révolutionnaire, il a commencé par la prise de parole de ceux – ici celles – qu’on n’entendait pas ou peu, s’est étendu à tous les milieux et a proclamé que la peur devait changer de camp. Mais en mettant l’accent sur les violences sexuelles, c’est-à-dire sur un symptôme de la domination, et sur les discriminations exercées à l’encontre des femmes, cette révolte s’est arrêtée en chemin. Pour faire advenir une révolution véritable, ce sont les systèmes de domination qu’il nous faut désormais attaquer.

En effet, si #MeToo a recensé autant de violences, ce n’est pas seulement parce que les violences des hommes sur les femmes font l’objet d’une acceptation générale. C’est aussi parce que ces dernières sont trop souvent dans des situations de subordination professionnelle ou familiale. La vraie révolution consiste à bouleverser cet ordre-là ensemble. Dans le monde du travail par exemple, on peut légitimement espérer que la présence de plus de femmes patrons ou cheffes d’entreprises favoriserait la diminution de ces violences. Une étude publiée en 2015 par trois chercheurs américains indique que sur 1 200 entreprises observées pendant vingt ans, les structures où les femmes occupaient un poste de direction étaient aussi celles où les autres femmes avaient le plus de chance de gravir les échelons. C’est ce cercle vertueux, qui fait de la promotion d’une femme l’outil de la promotion des femmes, que nous entendons prolonger par la sororité.

Nous entendons faire de la sororité une exigence de conduite des femmes les unes vis-à-vis des autres. Il s’agit dès aujourd’hui de dépasser la tentation du dénigrement des entreprises portées par les femmes pour s’allier contre un système qui contribue à la fabrique de la domination des femmes par les hommes. Il s’agit également de questionner les mécanismes de domination dont nous sommes aussi les actrices, et d’inclure les femmes de tous horizons dans nos combats. Ne nous le cachons pas, bien des mouvements féministes, portés par des urbaines blanches, éduquées, dominantes socialement, ont pu oublier leurs sœurs dominées du fait de leur origine, leur position sociale, leur orientation sexuelle. Leurs combats et la lutte contre les oppressions dont elles sont victimes doivent être nos combats.

Le fait de reconnaître l’autre femme comme ma sœur, c’est se reconnaître victime d’une situation d’oppression spécifique et partagée – la domination masculine,

le fait de reconnaître l’autre femme comme ma sœur, c’est faire de la considération, de l’entraide, et non de la rivalité, la fondation des interactions féminines,

le fait de reconnaître l’autre femme comme ma sœur c’est se donner les moyens d’agir,

le fait de reconnaître l’autre femme comme ma sœur, c’est faire advenir un ordre social bouleversé où les femmes seraient réellement les égales des hommes. La sororité, c’est se donner les moyens de nous venir en aide et de lutter ensemble.

(1) Maîtresse de conférences en philosophie de l’éducation, Université Paris-Est Créteil Val-de-Marne (Upec).

Le collectif Georgette Sand défend l’idée qu’on ne devrait plus s’appeler George pour être prise au sérieux. Il s’attache à déconstruire les stéréotypes, renforcer la capacité d’émancipation des femmes.

Sophie Janinet, Aude-Marie Lalanne-Berdouticq, Ophélie Latil, Mathilde Castanié du collectif Georgette Sand